lundi 3 janvier 2011

Quarante trois

Elle sont dans un couloir, marchent doucement. Elle est lente à présent. Il semble loin le temps où elle l'emmenait faire du shopping le mercredi pour l'aider à devenir femme.
Elle est de ces personnes apparemment capables de tout défier. Alors cette loi stupide de la vieillesse ça paraissait facile. Mais non. Elle n’a pas remporté cette bataille.







Elle s’appuie sur le bras de sa petite fille. Elle l’a souvent fait, sauf que maintenant c’est presque une nécessité. Elles marchent et se remémorent certains des souvenirs qu’elle a laissé couler de sa mémoire. C’est la petite fille qui raconte. Elle répond parfois “oui, maintenant je me souviens”, pour donner le change, mais chacun sait ce qu’il en est. La mémoire qui s’emmêle est une drôle de vacherie, pourtant on s’habitue à ça aussi et aujourd’hui, elle n’est même plus un nid à tristesse.
Cette promenade est un moment heureux. Sept sur dix, sur l’échelle du bonheur ordinaire : la joie d’être ensemble, se contempler mutuellement, le babillage des riens du quotidien, le plaisir des rituels que l’on refait, des fragments de mémoire.

La petite fille. À son poing ne se balance pas d'appareil photo comme à l'ordinaire.

Confusément, c’est parcequ'elle sent que bientôt il y aura une fin qu’elle n'en veut aucune trace. Comme si cette complicité et cet amour devaient durer toujours.


Tout devient important dans l’inventaire des détails à ne pas oublier et il n'est plus vraiment temps de se cacher derrière un objectif. 

Elle la touche, elle l'étreint, elle lui sourit, elle grave tous ces contacts sensoriels dans sa mémoire cellulaire. Elle photographie sa grand-mère avec son corps et son âme. 

Avec ses cheveux récemment coiffés, son rouge à lèvres de jeune femme, et son sourire, un sourire qui n’a jamais été plus vrai. C’est une des grâces de la vieillesse : le sourire des vieux, limpide comme ceux des petits enfants, mais d’une pureté plus grande encore, anobli par la connaissance des choses. 

Mais nous voilà devant le dernier moment passé ensemble et le sentier retour qui mène à la maison. L'état de grâce touche à sa fin. Un dernier trajet. Le geste de la mèche qu'elle remet en place. Sa coquetterie toujours. Son sourire, encore.


Et puis soudain, en une fraction de seconde, la vieille dame a repris son sérieux. Les vieux yeux plongent dans mon regard tapi derrière une visière de casquette. Les lèvres tremblent d’émotions contenues. Elle a des choses à dire. De celles qu’on ne dit pas avec la voix. Il faut qu’elle sache, cette petite fille. Qu’elle sache qu’elle est aimée immensément. Plus grand, peut-être que la capacité qu’on a d’aimer. Il faut qu’elle l’entende, qu’elle le comprenne. Il faut qu’elle puisse le regarder une fois, en entier, tout cet amour immense. On est tellement plus fort quand on se sait aimé.






Les mots sans paroles s’échappent d’on ne sait où, mais la petite fille les entend. Clairs, infiniment plus clairs que lorsque la voix s’en mêle. La vieille dame semble avoir passé sa vie à éviter une certaine proximité et elle dit tout, soudain, dans un baiser muet. 

Un de ceux qu’on envoie de la main. 

Quarante trois ans d’amour pelotonnés dans un baiser…



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